Plan antitabac en Belgique : promesses creuses, mais vraies restrictions contre la réduction des risques

Réduire de moitié le tabagisme d’ici 2028, pour l’éliminer totalement en 2040, en aidant les fumeurs à sortir de la cigarette, y compris avec le vapotage. C’était la promesse de la stratégie présentée par le ministre de la Santé Frank Vandenbroucke en mars 2022. Un an après, il a fait passer une révision de l’Arrêté sur le vapotage qui risque, à partir du 11 juillet, de décimer le marché et criminaliser les vapoteurs qui feraient des achats à distance. Il a aussi interdit les nicotine pouches. Tandis qu’aucune mesure d’aide aux fumeurs n’a été prise. Des experts du domaine prédisent l’échec programmé d’un plan antitabac qui se révèle avant tout hostile à la réduction des risques, à l’opposé des promesses initiales. 

Lancée en mars 2022, la « Stratégie interfédérale 2022-2028 pour une génération sans tabac » annonçait de vastes promesses. L’incantation d’éliminer le tabagisme en 2040 est suffisamment éloigné pour n’engager à rien. Cependant à un horizon plus proche, Frank Vandenbroucke, le ministre de la Santé belge, se donne l’objectif d’abaisser le tabagisme quotidien des adultes à moins de 10 % de la population d’ici 2028. Ce serait une chute de plus de la moitié du tabagisme en Belgique, mesuré à près de 22 % de la population en 2020 par l’institut Sciensano. 

Le sondage Ipsos, réalisé chaque année pour la Fondation contre le cancer

Des promesses… déjà trahies

« L’objectif de cette stratégie interfédérale est de réduire le nombre de consommateurs de tabac sans les stigmatiser ». La mission, que se donnait le plan antitabac en mars 2022, précise devoir « les aider à arrêter, par les différents moyens disponibles, la consommation de produits de tabac ». Avant de promettre que « dans ce souhait d’aider les fumeurs, la cigarette électronique peut, comme toute une série d’autres outils, être utilisée ».

Cependant, un an après l’annonce, les spécialistes du domaine déchantent et s’exaspèrent. Interdiction des nicotine pouches, durcissement de la législation sur le vapotage et absence de mesure pour aider les fumeurs à arrêter de fumer. Seules des mesures répressives contre les fumeurs sont programmées. « Ces interventions classiques de taxation, de restriction et de contrôle ont presque atteint leur limite. Je ne vois pas du tout comment ces mesures réduiront le nombre de fumeurs », s’agace Frank Baeyens, chercheur à l’Université de Louvain, au site The Bulletin, publication à destination des Belges de l’étranger. 

Depuis le lancement de la stratégie, aucune mesure pour aider les fumeurs à sortir des cigarettes n’a été prise. Le remboursement des substituts nicotiniques serait « envisagé » selon le ministère de la Santé. Rien n’a été entrepris pour pallier la rupture d’approvisionnement de la varénicline et pas un mot sur la cytisine. Au chapitre des outils de réduction des risques, c’est encore pire. Les nicotine pouches viennent d’être interdits, tandis qu’une révision de l’Arrêté royal sur le vapotage, passée inaperçue, risque de décimer la diversité de l’offre des e-liquides à son entrée en vigueur le 11 juillet prochain.

La diversité de l’offre de vape menacée

Cette révision de « l’Arrêté relatif à la fabrication et à la mise dans le commerce de cigarettes électroniques » publiée le 11 janvier inclut les « flacons de recharge sans nicotine », qui étaient laissés de côté jusque-là. Le gouvernement argumente que le vapotage sans nicotine est « similaire » au tabagisme, car ce « sont des produits qui ne contiennent pas de tabac, mais qui ressemblent aux produits de tabac ». Autrement dit, est similaire à un produit du tabac, tout ce que les autorités estiment y ressembler. On peut difficilement trouver une définition aussi circulaire pour justifier une décision arbitraire. 

Le Conseil d’État a d’ailleurs rejeté cette assimilation dans son avis concernant le projet de loi. Le ministre s’assoit dessus.

Extraits de l’avis 72.095/1/V du Conseil d’État de Belgique : « En conséquence, il est douteux que les cigarettes électroniques destinées à la consommation de vapeur sans nicotine et les flacons de recharge sans nicotine puissent être considérés comme un produit similaire [au tabac] au sens de l’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977. […]  
Pour illustrer ces risques pour la santé, le rapport au Roi mentionne la possibilité que des liquides sans nicotine soient mélangés à d’autres produits, comme un booster de nicotine, ou fait état de certains liquides sans nicotine qui contiennent des substances comme le Cannabidiol (ci-après : CBD). Toutefois, le régime en projet a une portée générale et s’applique à tous les flacons de recharge sans nicotine, même s’ils ne sont pas mélangés à d’autres produits et ne contiennent aucune des substances précitées. L’argumentation présentée dans le rapport au Roi ne suffit donc pas ».

Malgré l’avis du Conseil d’État, le ministre a décidé d’assimiler les e-liquides sans nicotine aux produits du tabac et les soumettre aux obligations de l’Arrêté, notamment l’obligation de notification des produits aux autorités six mois avant leur mise sur le marché. Cela aurait pu être positif pour les consommateurs, en leur donnant une garantie de qualité, si l’armature globale des autres obligations introduites dans l’Arrêté ne rendait l’ensemble régressif. 

Le packaging belge en trois langues

En plus de l’assimilation des e-liquides sans nicotine, la révision de l’Arrêté impose de nouvelles obligations. Parmi celles nécessitant des frais d’adaptation pour les fabricants ou importateurs, les obligations de packaging des e-liquides, avec ou sans nicotine. Notamment, le dépliant et la liste d’ingrédients doivent désormais être « au minimum rédigés en néerlandais, français et allemand », « le gout ou les gouts seront indiqués dans la liste obligatoire des ingrédients », liste qui doit comporter tout ingrédient représentant plus de 0,1 % du contenu. 

Les e-liquides y compris ceux sans nicotine doivent porter un avertissement, dans les trois langues, sur 35 % de la surface l’unité de conditionnement et de l’emballage extérieur. L’avertissement pour les e-liquides sans nicotine proclame que « Ce produit nuit à votre santé ». Bien que le ministre reconnait dans son argumentaire que « peu de littérature démontre les effets sur la santé des e-liquides sans nicotine ». En application, les services semblent rejeter les soumissions des produits au packaging qu'ils jugent trop "attractifs", refusant ceux présentant des images de fruits ou de manga.

Un marché artificiellement appauvri

Outre les coûts pour adapter le packaging, les autorités belges imposent des frais de notification pour chaque e-liquide. Cette seconde barrière financière se décline en trois redevances. « Une redevance de 200 euros sera facturée pour l’enregistrement de nouveaux produits. Les modifications des enregistrements de produits existants sont soumises à une redevance de 100 euros. Pour chaque produit enregistré, une redevance annuelle de 50 euros », liste le ministre de la Santé. 

Sur un plus vaste marché, le volume de vente absorberait ces frais. Ce sera plus difficile sur le marché relativement petit de la Belgique, où le nombre de vapoteurs est estimé à environ 400 000. Mécaniquement, les divers surcoûts des mesures vont réduire la variété des arômes et des taux de nicotine proposés. Les opérateurs ne vont pas engager des frais pour notifier toutes leurs gammes. La capacité d’adapter le vapotage à chaque usager va s'amoindrir. 

Vers une criminalisation des consommateurs de vape

Dans ce contexte, ces barrières contre le vapotage auront l’effet de mesures protectionnistes en faveur du tabac. D’autant plus que la restriction du choix des consommateurs est doublée d’une interdiction d’achat à distance. Ce n’est plus seulement la vente à distance qui se trouve interdite, mais aussi l’achat lui-même. L’article 5 de l’Arrêté a été modifié en ce sens : « La vente à distance au consommateur et l’achat à distance par le consommateur de cigarettes électroniques et de flacons de recharge sont interdits ». En plus d’être surprenante dans un Arrêté sur la fabrication et la mise sur le marché des produits de vape, la criminalisation du consommateur est un saut qualitatif au niveau du droit potentiellement très inquiétant. 

Autre menace très inquiétante, le ministre s’est réservé dans la loi la possibilité d’établir « une liste d’additifs interdits ou établir une liste d’additifs spécifiquement autorisés ou même une combinaison de deux listes ». Autrement dit, une interdiction d’arômes peut tomber à tout moment au bon vouloir du ministre, sans examen par le parlement.

L’interdiction des nicotine pouches nie le droit à la réduction des risques

Un autre Arrêté, en date du 14 mars 2023, a interdit « de mettre sur le marché des pochettes de nicotine et des pochettes de cannabinoïde ». Son entrée en vigueur est fixée au 1er juillet pour les fabricants et grossistes et au 1er octobre pour les magasins. L’argumentaire du ministre pour cette prohibition équivaut simplement à une négation du principe de réduction des risques en matière de consommation de nicotine. Tous les risques qu’il liste sont directement liés au fait que la Belgique n’avait pas réglementé la vente des nicotine pouches.

Principale justification de la prohibition, le ministre cite une étude néerlandaise concernant la « connaissance de l’existence » du produit par une majorité des jeunes néerlandais. Mais il passe sous silence une étude menée en Belgique. « Une enquête récente dans ces écoles par mon institut a montré que le nombre de jeunes qui l’expérimentent est plutôt faible », déclarait le chercheur Stefaan Hendrickx, de l’Institut flamand pour une vie saine, au journal flamand De Morgen en janvier. Quoiqu’il en soit, il était possible de réglementer pour en interdire la vente aux mineurs, de manière « similaire » aux cigarettes.

Le principe de précaution perverti par le ministre

Alors qu’une étude sur une cinquantaine de nicotine pouches trouvés sur le marché allemand du Bureau fédéral sur les risques (BfRD) conclut à un faible risque de ces produits, le ministre n’en retient que la découverte de quelques produits très nicotinés. Au lieu d’en réglementer la teneur en nicotine, si cela est nécessaire, il opte pour la prohibition au nom du principe de précaution. « Avec cette interdiction, les fumeurs adultes sont privés de la possibilité d’utiliser une alternative beaucoup moins nocive que la cigarette », déplore Stefaan Hendrickx, dans le De Morgen.  

« Les sachets de nicotine et le snus sont beaucoup moins nocifs que les cigarettes de tabac traditionnelles. C’est principalement la combustion du tabac, et non la nicotine, qui augmente fortement le risque de cancer du poumon et de problèmes cardiaques, par exemple. Si on regarde un classement des produits nicotinés selon leur nocivité, les sachets de nicotine sont presque tout en bas, juste au-dessus des substituts nicotinés de pharmacie », explique le responsable du groupe d’étude sur le tabac de l’Institut flamand pour une vie saine. 

Les sachets au CBD ont aussi été interdits dans la foulée dans le même Arrêté par le ministre. « Pour les produits CBD, il y a moins d’informations disponibles, mais en raison des grandes similitudes (apparence, mode d’utilisation), cela est également interdit », se limite à justifier son argumentaire de l’Arrêté.

À l’opposé de la promesse, des entraves à l’arrêt tabagique

 À côté de la répression des outils de réduction des risques, renforçant les difficultés des fumeurs à sortir de la cigarette, la stratégie fédérale prévoit des mesures contre l’usage de cigarettes et du vapotage. Y figure « l’interdiction de l’usage de la nicotine » dans la plupart des lieux publics d’ici 2025, y compris les parcs d’attractions et les terrains de jeux. Ces mesures entendent s’appliquer indistinctement contre le tabagisme et contre le vapotage en les assimilant. « Le rapport officiel parle littéralement de toute forme d’utilisation de nicotine », souligne Frank Baeyens.

Les mesures contre les produits à risques réduits sont une erreur stratégique selon lui. « C’est pour moi la plus grosse erreur. Ce qu’une institution de santé devrait cibler, ce sont les produits qui ont un effet clair et sans aucun doute malsain, c’est-à-dire les cigarettes. Les autres produits contenant de la nicotine n’ont pas de combustion, ce qui signifie qu’ils n’ont qu’une fraction des effets sur la santé », explique le spécialiste de l’Université de Louvain.

La stratégie de l’échec programmé

Stefan Hendrickx, de l’Institut flamand pour une vie saine, rejoint dans les grandes lignes l’avis de son collègue. « Le récit unilatéral contre les produits nicotinés plus sûrs a des conséquences. La récente enquête sur le tabagisme menée par la Fondation contre le cancer a montré que 64 % des fumeurs pensent que vapoter est au moins aussi nocif que fumer. Malheureusement, les gens continuent de fumer à cause de cela »

Tandis que les autorités belges continuent d’ignorer l’approche de réduction des risques, les fumeurs continuent la cigarette. Le tabagisme semble parti pour se maintenir au-delà de 2040 en Belgique. Frank Baeyens commente avec ironie l’échec programmé. « Les objectifs de la stratégie antitabac sont extrêmement ambitieux. Pour les atteindre, il faudrait une intervention divine. Et quand on regarde le plan qu’ils ont présenté, il n’y a qu’une poursuite ou une accélération des mêmes vieilles mesures qui n’ont manifestement pas fonctionné. C’est typiquement belge ».

Références :

 


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